Si Jurassic Park était joué

Page créée le 29-05-2018 - Mise à jour le 25-04-2022
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Toutes les adaptations de jeux vidéos en films sont ratées, l'adage est bien connu. Cela a sans doute quelque chose à voir avec le fait qu'il n'est pas possible de retranscrire pour le spectateur ce qu'il a apprécié en tant qu'acteur impliqué dans le jeu. Mais qu'en est-il de l'inverse ? Peut-on restituer dans un jeu l'âme d'un film sans le trahir ? Comment transformer en mécaniques de jeux les éléments et idées majeures d'un film ? Et dans le cas de Jurassic Park quelles peuvent être ces mécaniques ?

Si l'on revient quelques années en arrière (environ 25), la plupart des premiers jeux Jurassic Park traduisaient déjà une dissonance majeure entre le film et ses adaptations vidéoludiques. Dans la trilogie initiée par Spielberg, l'usage d'une arme se solde systématiquement par un échec. Pourtant il nous semblait tout naturel, une fois la manette en main, de vider des montagnes de chargeurs sur les dinosaures qui se présentaient à nous. Sans doute que l'affrontement est l'interaction la plus simple à implémenter et le plus évident à jouer. Quelques rares titres de l'époque ont tenté autre chose, notamment le point&click avec le jeu sur PC et Sega CD ou le RTS avec l'improbable mais attachant The Lost World Chaos Island, mais aucun n'était réellement une retranscription réfléchie d'un concept fort de la licence. 

Faire fortune avec ce parc

La leçon première de Jurassic Park est qu'on ne peut pas contrôler la nature. Dès lors un jeu de gestion de parc sera soit très frustrant car le joueur condamné à perdre quoi qu'il fasse, soit antinomique du message du film si l'on peut réussir là où John Hammond a échoué.

Deux jeux majeurs (on oubliera les JP et JW Builder sur téléphones) ont pourtant tenté ce grand écart : Jurassic Park Operation Genesis en 2003 et Jurassic World Evolution en 2018.

Mais, à l'instar du cirque de puces, Operation Genesis était une illusion de jeu de gestion.

Dans ce jeu, la gestion du parc, très superficielle, n'est ni une gageure ni une fin en soit. Elle n'est qu'une série d'obstacles, une accumulation de facteurs limitants qui retardent la possibilité pour le joueur d'atteindre l'aboutissement du jeu : le Site B, le Monde Perdu. Le Site B est un mode de "jeu" qui se débloque lorsque le joueur a épuisé tout ce qu'il pouvait faire dans une partie normale (ce qui se traduit par l'obtention de la note 5 étoiles) et dans lequel les dinosaures sont libres. On n'a plus alors qu'à s'effacer et les regarder vivre. Sans même être embêté cette fois par le principe d'incertitude d'Heisenberg.

Ce mode fut ajouté par les développeurs lorsqu'ils se sont rendu compte qu'eux-mêmes délaissaient les fonctionnalités de gestion pour simplement regarder "vivre" les dinosaures, réalisant que le coeur de leur jeu est là. Fascinés comme on le serait devant un aquarium.

En faisant de cette contemplation l'aboutissement de leur jeu de gestion, ils reproduisent chez le joueur la prise de conscience qui constituait le cheminement personnel de John Hammond au fil du dyptique de Spielberg.

 
(ici le rendu est amélioré par un mod graphique)

Son successeur proclamé, Jurassic World Evolution, a d'ores et déjà annoncé qu'il n'aurait pas de mode de jeu similaire au Site B de JPOG. Et les IA des dinosaures semblent plus simplistes, moins propices à reproduire des scènes de vie du jurassique, notamment au niveau des comportements de groupe.

En revanche, le nouveau jeu de Frontier, qui sort ce jour, se présente sous la forme de 5 scénarios consécutifs permettant au joueur de se confronter aux différents aspects du jeu avant de se lancer dans un mode bac-à-sable, le laissant en charge d'un parc à gérer, cette fois sans restriction ni narration. On ne sait pas encore si les 5 scénarios s'apparenteront à un tutoriel géant ou s'ils raconteront une histoire suivie qui fera sens dans le contexte de la licence. Mais si JWE se veut plus axé sur la gestion que son prédécesseur on est en droit d'attendre quelques mécaniques spécifiques au management d'un parc à dinosaures, qui dans l'absolu devrait plus s'apparenter au contrôle d'un écosystème qu'à l'optimisation de scores de satisfaction de visiteurs ou à la construction de baraques à frites entre deux enclos.

A ce titre, la mécanique d'hybridation qui aurait pu ouvrir des perspectives intéressanres se limitera à faire monter le plus haut possible une jauge d'aggressivité pour accoucher de la créature qui répondra aux attentes belliqueuses des visiteurs, le jeu ayant tendance à inciter à l'organisation de combats entre les dinosaures. Au-delà de l'absurdité de la démarche, on pourrait s'attendre à plus de chaos de la part d'un jeu Jurassic Park, comme rendre les hybridations nécessaires mais imprévisibles, pouvant faire apparaître chez l'animal une capacité cachée qui s'avérera très difficile à gérer par la suite.

De la même manière, soigner d'un coup de vaccin une maladie apparue aléatoirement chez une espèce n'a que peu d'intérêt. Il y aurait quelque chose à faire en s'inspirant du premier film, en implémentant une mécanique d'analyse des causes de la maladie jusqu'à trouver l'élément de l'écosystème qui en est responsable et agir en conséquence ... au risque de détraquer l'enclos d'à côté dont la stabilité reposait justement sur cet élément.

Le livre de Crichton contient lui aussi quelques idées pouvant être déclinées en mécaniques de jeu de gestion, comme l'utilisation des compsognathus laissés en liberté pour nettoyer les déchets organiques du parc (attention aux effets indésirables auprès des visiteurs !), ou les courbes de population à analyser pour détecter une anomalie dans l'écosystème.

En substance, un jeu de gestion Jurassic Park devrait être construit autour de la notion d'imprévisibilité. Parce que c'est ça la théorie du chaos, c'est à ça qu'on doit se heurter en tentant de contrôler la nature, en tentant de créer Jurassic Park.

 

En montrant des troupeaux de dinosaures en liberté, soignés et cornaqués par des gardes-chasse en Jeep, le premier teaser de Jurassic World Evolution 2 nous aura fait rêver, quelques instants, d'un jeu de gestion en monde ouvert sans clôtures ni jauges de satisfaction de visiteurs. Malheureusement la promesse n'était qu'illusoire, JWE2 ne sera finalement qu'un copié/collé de son prédécesseur, mais le concept entraperçu reste une idée qui s'inscrirait pleinement dans la licence.

 

Rex ne veut pas qu'on l'attrape, il veut chasser

Il y a quelques semaines sortait sur nos smartphones Jurassic World Alive, ersatz de Pokemon Go dont le prétexte scénaristique proposait au joueur de capturer des dinosaures pour les préserver, avant de les hybrider et les faire combattre dans des arènes ... On ferait difficilement pire, le jeu n'adapte en rien Jurassic Park, ni même Jurassic World. Il ne fait que reprendre un modèle de game-design conçu pour des pokemons et y plaque la licence Jurassic World et ses dinosaures sans se poser un seul instant la question de la pertinence de ses mécaniques de jeu vis-à-vis de son sujet.

Personne n'a envie de capturer des dinosaures aussi facilement que des Pokemon. Dans un jeu basé sur la géolocalisation il y a sans doute mieux à faire, en mettant l'accent sur la traque, la chasse, le pistage, en variant les approches selon les spécificités des dinosaures (vision du T.rex, raptors en binômes ...). Les dinosaures se prêtent plus à un Monster Hunter en réalité augmentée qu'à un jeu de collectionneur. Il aurait même pu être intéressant de réfléchir à une mécanique de jeu où celui qui tient le téléphone est la proie plutôt que le chasseur.

 

Il ne nous verra pas si on ne bouge pas

Le blog MerlanFrit dans son analyse de Jurassic Park The Game relevait que, dans le jeu comme dans le film, les personnages ne se confrontent pas aux dinosaures et sont en permanence dans la fuite et la protection. Une idée à laquelle s'applique parfaitement la mécanique de QTE exploitée par le jeu mais celui-ci peinait à convaincre, la faute à un scénario idiot et au manque d'inventivité des interactions proposées.

Pourtant une scène du film comme celle de la cuisine se prêterait parfaitement à cette mécanique de jeu d'esquive

C'est le parti qu'a pris le créateur indépendant unity5games dans une démo mise en ligne il y a quelques mois offrant la possibilité de revivre la scène. Le concept est épuré de tout superflu : on est dans la cuisine reproduite à l'identique (à l'exception notable de la chambre froide), un raptor s'apprête à entrer, il faut se cacher. En soi ce n'est pas exactement un jeu puisqu'il n'y a pas d'échappatoire, plutôt une expérience, la retranscription fidèle de ce que doivent ressentir les personnages du film dans la même situation. La petite trouvaille de game-design qui augmente encore l'implication est le fait de pouvoir s'accroupir et se relever progressivement via la molette de la souris. Comme on le ferait dans la réalité, on se retrouve à relever très lentement la tête pour jeter un coup d'oeil terrifié par dessus les paillasses en inox en priant pour ne pas être vu. 

unity5games réitère dans une autre reconstitution d'une scène iconique de Jurassic Park : celle de l'évasion du T.rex. Peut-être moins réussie en terme d'immersion (l'aspect "non-pro" se fait un peu plus ressentir dans un environnement ouvert avec effets de lumière et d'eau) elle s'en sort par une autre bonne idée : celle d'implémenter la vision du T.rex basée sur le mouvement, gimmick emblématique du film. Car aussi surprenant que cela puisse paraitre, aucun jeu Jurassic Park n'avait jusque là exploité cet élément qui constitue pourtant une mécanique de jeu à lui tout seul. 

 

 

La huppia

Si l'on ne peut pas abattre les dinosaures à tour de bras, et si l'on doit se cacher en permanence, une rapide déduction nous amène à l'idée d'un jeu de survie.

Alien Isolation est un jeu qui revient systématiquement lorsque l'on cherche un concept à décliner sous la licence Jurassic Park. Une association qui se fait à raison si ce qui nous motive est le respect et l'allégeance à une oeuvre originale ayant acquis un statut de culte vintage malgré des suites lamentables. Et par les temps qui court cette simple intention suffirait à nous rallier corps et âme.

Mais sur la forme, ce qui faisait la réussite d'Alien Isolation, la claustrophobie et l'isolement combinés à la menace d'un nemesis unique et fantasmé, sera difficilement reproductible dans un environnement ouvert sur une île tropicale pleine de dinosaures. Tout serait à repenser en terme de game et level-design, à commencer par la spatialisation de la menace du xénomorphe qui pouvait littéralement nous tomber dessus à tout moment ou venir nous déloger de n'importe quelle cachette. Une omnipotence difficile à justifier pour des dinosaures, à moins de varier les espèces en retirant de facto le concept du nemesis implacable pas vraiment justifié par la licence.

Plus compliqué à adapter serait l'importance de la configuration des lieux dans l'expérience de jeu d'Alien Isolation.

Si la station Sebastopol était en théorie un "monde ouvert", la progression y était strictement cadrée et dirigée en permanence dans des couloirs qui se justifiaient par la nature même des lieux. A défaut de défourailler tout ce qui passait à portée, le joueur s'occupait en soignant sa progression furtive, de conduits d'aérations en placards, de derrière une caisse jusque sous un bureau, à la manière d'un jeu d'infiltration. L'environnement mécanique permettait également des interactions régulières.

Rien de tout cela n'est transposable dans une jungle tropicale bien plus vaste, qui ne pourrait être restreinte en couloirs sans frustrer irrémédiablement le joueur et dans laquelle on ne devrait pas trouver d'interrupteur à actionner tous les trois mètres. Sans parler de progresser en mode furtif, de rochers en troncs d'arbres, sur des kilomètres entre deux points d'intérêts.

 

Qui mieux qu'un paléontologue peut guider des joueurs dans Jurassic Park ?

Alors comment occuper le joueur si abattre du dinosaure à la volée est contre-licence (donc inenvisageable dans le cadre de ce dossier) et passer son temps à se cacher dans un gigantesque monde ouvert risque de lui faire rapidement lâcher la manette ?

La réponse pourrait être de donner un intérêt à l'environnement lui-même en se tournant vers le jeu d'exploration. Il existe quelques exemples, dans le lore Jurassic Park, de personnages livrés à eux-mêmes pour une longue durée sur une des îles et qui doivent explorer pour survivre. On pense notamment à Eric Kirby survivant 8 semaines sur Isla Sorna en attendant que ses parents viennent le chercher. Mais le cas le plus intéressant pour lancer un pitch de jeu est celui du Professeur Levine dans le livre Le Monde Perdu. Lorsqu'il apprend l'existence d'une île peuplée de dinosaures, ce paléontologue se précipite sur place sans aucune idée de ce qui l'attend et se retrouve livré à lui-même après la disparition brutale de son guide. Quelques jours plus tard il est retrouvé par l'équipe de Ian Malcolm. Pas le moins traumatisé du monde, le paléobiologiste a su se fondre dans l'écosystème de l'île, aidé de ses connaissances académiques et de ses observations sur place il a su déterminer quelles étaient les zones à éviter, les comportements à adopter et a consacré ses jours de survie à étudier les dinosaures. Ce qui lui permettra dans la suite du livre de réaliser que ceux-ci sont en voie d'extinction.

C'est cet arc qui pourrait être gamifié : l'exploration de Sorna et la découverte des espèces qui la peuplent, afin d'apprendre comment survivre pour aller voir plus loin. Le tout articulé autour d'un scénario dévoilant un enjeu plus grand.

En cela, il pourrait s'appuyer sur les plâtres essuyés par le récent jeu d'exploration Subnautica. Modèle de game-design et d'intégration de la narration à un monde ouvert, il laisse le joueur libre de toute contrainte (ni quête ni PNJ) tout en parvenant à dérouler un scenario presque sans qu'on s'en rende compte, occupé que l'on est à découvrir ce qui nous entoure, à analyser l'environnement, sa faune grandiose, sa flore étrange, pour voir ce que l'on peut en apprendre pour continuer à avancer. Et c'est en explorant que la progression scénaristique s'opère, incitée, suggérée voire inceptionnée mais jamais forcée (excepté à la toute fin du jeu).

Le jeu est construit sur un patchwork de zones plus ou moins hostiles et la boucle principale consiste à explorer celles dont on a appris à dompter les périls pour trouver ce qui nous permettra d'accéder en (relative) sécurité à une autre plus exigeante. Ce système de zones trouverait un écho évident dans la territorialisation des espèces de dinosaures, mentionnée dans le Monde Perdu et Jurassic Park ///. Les espèces inoffensives sont en périphérie de l'île, les carnivores au centre.

Notre concept de jeu consisterait alors à incarner l'infortuné Docteur Levine laissé seul en périphérie d'Isla Sorna, qui s'enfonçerait prudemment vers le centre de l'île pour en découvrir le(s) secret(s) et au passage s'interroger, frissoner, s'émerveiller à chaque nouveau dinosaure ou lieu rencontré. Ce mélange de démarche scientifique, de peur, et d'exploration contemplative constitue la synthèse parfait de ce que ce serait que de "jouer à Jurassic Park"

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Votre avis sur cette page


Posté par Trav - 12 Juin 2018

Tres bon article, ce genre de jeu est bien sûr le jeu que tout les fans attendraient

Posté par Monsieur ADN - 28 Juillet 2018

Attention la première phrase de l'article n'est pas tout à fait vraie.
Même si souvent les adaptations de film en jeu vidéo sont mauvaises, ce n'est pas une généralité. Il existe une pléiade de jeux Star Wars excellents. Le jeu officiel du King Kong de Peter Jackson est une pépite.
Du coup cette première phrase est un non sens puisque vous citez des exemples de jeux réussis comme Alien Isolation et bien évidemment le JPOG propre à notre univers préféré (bien qu'imparfait).

Posté par JP.fr - 29 Juillet 2018

Relis la phrase. ;)

Posté par Monsieur ADN - 30 Juillet 2018

Oups... Gros mea culpa. XD
C'était la fatigue, je suis donc excusé. ;-)
Au passage l'article est très bon et donne une idée de ce que serait un bon jeu JP. :-)

Posté par Anthony - 25 Août 2020

A noter que la phrase "Les adaptations de jeux vidéos en films sont ratées, c'est bien connu." n'est pas tout à fait vraie non plus (ou plutôt, pas généralisable). La plupart sont effectivement très mauvaises, surtout lorsqu'elles sont produites par des Américains, mais il y a des contre-exemples notables. J'arrive complètement après la bataille, mais voici trois exemples de films adaptés de jeux vidéo qui me viennent en tête et qui sont au pire corrects, au mieux excellents : Silent Hill, Project Zero (ou Fatal Frame aux Etats-Unis) et Forbidden Siren. Les deux derniers sont officiellement sortis au Japon seulement mais sont visibles dans le monde entier désormais. Et il y a d'autres exemples que je connais moins bien, donc sur lesquels je ne m'avancerai pas. Si l'Occident ne nous a pas vraiment gâté niveau adaptation de jeux en films, le pays du Soleil Levant a prouvé à plusieurs reprises qu'il savait mettre en chantier des adaptations pertinentes et respectueuses.



Le saviez-vous ?

Le T-Rex qui se gratte la tête en approchant des r´sidences à San Diego est un hommage au film "King Kong" de 1933.